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Avec ses photos moches mais authentiques, l’application Dispo s’érige en antidote à Instagram

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En s’emparant des artifices de l’appareil photo jetable, Dispo cherche à recréer une expérience plus authentique que celle proposée par Instagram.

Des photos brutes, parfois mal cadrées ou brûlées par la lumière : on pourrait se croire devant un album photo des années 1990, et pourtant il s’agit de l’énième application en vogue pour smartphone. Dispo propose d’utiliser son iPhone (la version Android est à venir) comme on le ferait d’un appareil photo jetable – disposable camera en anglais, d’où son nom.

Les heureux élus invités à la phase bêta (on y accède pour l’heure par cooptation, sur le modèle de Clubhouse) sont accueillis par une interface minimaliste. Au centre de l’écran principal, une toute petite lucarne, similaire aux œilletons des Kodak jetables, permet de préparer la prise de vue. Impossible de modifier l’image ou d’appliquer des filtres : on appuie sur le déclencheur et clic ! c’est fini. Pas de retouche possible après coup non plus. Et comme avec un appareil argentique, il faut laisser aux photos le temps de se « développer » : on ne peut découvrir ses clichés que le lendemain matin. Les photos arrivent alors avec de petits défauts dans le grain ou l’exposition – c’est Dispo qui les applique aléatoirement.

Les clichés sont ensuite répartis dans des albums baptisés « rolls » (« pellicules »), qui peuvent être alimentés en collaboration avec d’autres utilisateurs. Mais, en dehors des « like » et des commentaires, les interactions sont réduites ici à leur strict minimum.

Dans Dispo, les albums collaboratifs respectent souvent un thème commun – ici, la couleur bleue.

Dispo, une fontaine de « technostalgie »

« Avant la dernière mise à jour, on pouvait même faire un geste sur l’écran, comme quand on tournait la roulette de l’appareil jetable », raconte Kelly Phan, ingénieure software de 25 ans, au Monde. Elle fait partie des premiers Français arrivés sur l’application. Si Dispo n’a pas totalement remplacé les autres applications de photo que la jeune femme utilise, elle s’y connecte quand même plusieurs fois par semaine : « Le rendu est cool, leur intelligence artificielle fait un bon travail pour donner cet aspect argentique. »

Dispo lui fait l’effet d’une madeleine de Proust : « Ça ressemble aux appareils photo qu’on prenait avec nous quand on partait en colonie de vacances. Parfois les photos sont ratées, floues, surexposées… C’est authentique. » Le plus intéressant, selon elle ? Ne pas voir le résultat avant le lendemain : « A 9 heures, tu reçois une notification : “Vos photos sont disponibles.” Dans une époque où on a tout tout de suite, c’est agréable de prendre son temps et de ne pas chercher la photo parfaite. »

Ce créneau rétro est parfaitement assumé par la toute jeune application, lancée en version bêta le 19 février par David Dobrik, créateur de contenus âgé de 24 ans et devenu une superstar de YouTube (aux Etats-Unis) grâce à ses vidéos humoristiques. Le site d’information Axios rapporte que Dispo a déjà atteint 200 millions de dollars (168 millions d’euros) de valorisation. Et si elle est encore peu exposée en France, l’appli était, vendredi 5 mars, la septième plus populaire dans la section « Photo & Vidéo » de l’App Store américain.

Pour l’heure, on n’accède à Dispo que par cooptation.

A l’instar du retour en grâce du vinyle, du Polaroid ou de la machine à écrire USB, Dispo puise dans la « technostalgie » contemporaine, un « sentiment [qui] consiste à valoriser intrinsèquement la technologie analogique au sein d’un univers numérique », explique Emmanuelle Fantin, maîtresse de conférences à Sorbonne-Université.

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Une valorisation basée sur une mémoire, nécessairement sélective et idéalisée, d’un bon vieux temps technologique. L’un des fondements de la « technostalgie », poursuit Emmanuelle Fantin, réside dans l’usage concret des appareils. Celui-là inscrit dans notre esprit des gestes, des sensations :

« Par exemple, on associe la VHS au bruit du magnétoscope, de la cassette lorsque l’on rembobine… Ces usages sont importants. Avec Dispo, on retrouve l’attente, l’impatience d’obtenir sa photo propre aux appareils analogiques – que l’on n’a pas sur Instagram. Ils n’inventent rien, mais recréent partiellement une pratique médiatique. »

Dans ses slogans, Dispo revendique une forme d’authenticité : « Revenons à la réalité », « Vivez l’instant présent » – sous-entendu : « Contrairement à Instagram ». Car Dispo s’inscrit dans une tendance : la déconstruction des codes du réseau au milliard d’utilisateurs mensuels (et au moins autant de filtres photo). Après avoir régné en maître sur les années 2010, Instagram est de plus en plus critiqué pour son esthétique lisse et son imaginaire standardisé, à base de café macchiato avec mousse en forme de cœur, de photos uniformes de paysages aux couleurs saturées et de canons de beauté inatteignables.

Fronde anti-Instagram

Instagram produit à la chaîne des images d’Epinal et exerce sur ses utilisateurs une forme d’injonction à la perfection si forte que les ados doivent s’y cacher pour être naturels, comme le révélait il y a quelques années déjà la tendance « Finstagram ». Cependant, l’ajout à outrance d’options de modification des photos est en train de provoquer un retour de flamme – il y a deux ans, la plate-forme a supprimé ses filtres simulant une chirurgie esthétique, accusés d’encourager la dysmorphie.

« Une image postée sur ton profil Instagram va rester en permanence, explique Anisha Sunkerni, ingénieure et utilisatrice de Dispo, au Monde. Comme il existe beaucoup de moyens d’éditer une image et que tout le monde poste des photos retouchées au rendu fantastique, on est vraiment sous pression. Il faut que la photo soit vraiment parfaite. » Résultat : son dernier post Instagram remonte à décembre 2020 ; le précédent date de plusieurs mois auparavant. Elle préfère utiliser les stories (ces contenus photos ou vidéos qui disparaissent au bout de vingt-quatre heures), moins factices.

Ces dernières années ont vu l’émergence d’une contre-culture, notamment aidée par des réseaux à l’image plus spontanée, comme TikTok et ses vidéos courtes, très populaires chez les jeunes. Des comptes Instagram consacrés à la mocheté se multiplient ; les célébrités n’hésitent plus à publier leurs « photo dumps », ces compilations de clichés divers et inesthétiques que l’on poste sans raison. Bref, Instagram en 2021 ressemble de plus en plus à Facebook en 2008, et, tout comme ce dernier, ses codes commencent à vieillir. Ce que Jean-Laurent Cassely, journaliste et auteur de No Fake : contre-histoire de notre quête d’authenticité (Arkhê, 2019), décrypte ainsi :

« Sur Instagram, tout devait avoir l’air naturel tout en étant très travaillé. Il y a un rejet de cette esthétique et un retour en grâce d’une autre, moins léchée. Il y a un après-Instagram incarné par une autre esthétique, et celle-ci doit être captée par une application. »

En 2019, la journaliste américaine Taylor Lorenz sonnait le glas de l’esthétique Instagram sur The Atlantic. Elle cite des influenceuses de la génération Z comme Emma Chamberlain ou Reese Blutstein, qui ont définitivement abandonné la course à la photo parfaite pour renouer avec une forme d’authenticité. « Cette esthétique du moche n’est pas nouvelle », souligne Emmanuelle Fantin. « La laideur est à la mode : les ploucsters, le retour des Crocs, des claquettes chaussettes… Il y a une jubilation, une jouissance dans la laideur. L’imperfection n’empêche d’ailleurs pas d’avoir des images hyperesthétisées. » Le moche, même ironique, reste un exercice extrêmement codifié.

Débarrassé de l’injonction de « faire beau », Dispo redonne une certaine liberté à ses utilisateurs.

Echapper à la tyrannie du choix

Pour ses utilisateurs, Dispo représente plus qu’un gadget rétro. En leur imposant une ascèse technologique, l’application protège ceux-là de la tyrannie du choix et du trop-plein d’informations, devenus monnaie courante dans le monde des applications. Anisha Sunkerni raconte :

« Sur Instagram, il m’est arrivé de vouloir embellir des paysages ou des couchers de soleil. Je mettais des filtres, je jouais avec tous leurs outils. Et à la fin je ne savais même pas si le résultat était meilleur que l’original. Je me disais : “Mais pourquoi j’ai passé dix minutes à faire ça ? Quel intérêt ?” Dispo retire tout ça. C’est une forme de liberté. »

Katya Sapozhnina, chef de produit dans l’e-commerce, conquise par Dispo, abonde :

« Cela te permet de te concentrer et de vivre l’instant sans penser au résultat ou à ce que les gens vont dire. Tu prends juste une photo parce que tu te sens bien. Tu vois un joli arbre, tu le photographies. Une belle ombre, tu la photographies. Tu prends ta photo et le reste ne dépend plus de toi, donc tu ne perds pas de temps à te demander à quelle heure poster, avec quel filtre, quel hashtag… Et, si tu n’aimes pas le résultat, eh bien tu ne la postes pas. »

Reste à savoir si les nouveaux usages proposés par Dispo s’imposeront durablement. En attendant, l’application, avec son esprit « basse-fidélité », constitue un havre de paix pour les mécontents d’Instagram. « Instagram m’avait fait oublier à quel point j’aime la photographie », confie Katya Sapozhnina. « Les pubs partout, les influenceurs, les photos médiocres… De la même manière que TikTok nous a rappelé qu’on aimait la danse et les vidéos stupides, je pense que Dispo nous rappelle qu’on aime la photo. »





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